samedi 6 août 2016

très tôt il fut jeté aux chiens (Extrait 2)



Il savait à quoi s’en tenir en ce qui la concernait et même si elle n’avait pas pour vocation de jouer les grandes dames ou les éminences révolutionnaires, elle était tout de même issue du cénacle d’inflexibles jeunes femmes qu’il avait vivement déconseillé à Lotte. Ça ne valait pas le coup de s’esquinter la santé à vouloir s’emparer de l’une d’elles qui, sous le couvert d’une pensée progressiste en contradiction totale avec l’esprit marchand mais partisane d’un renouvellement écologique, adoptaient des comportements de plus en plus totalitaires. Fallait les découvrir déboulant de la fac au milieu d’un repas et s’ériger en rédemptrices face à des parents qui, carnassiers par tradition, mâchouillaient honteusement du cadavre et beugler que pas plus tard que tout à l’heure, elles planteraient un arbre à papillons à l’endroit même où ils étaient en train de décortiquer leur barbaque. Comme de juste, elles n’en feraient rien mais se barricadaient dans leurs chambres où elles graffitaient des éoliennes sur les murs en pestant contre les dirigeants politiques qui tardaient à acheminer des générateurs d’eau vers les planètes riches en H2O.
Après quelques années de raideur verbale et de montée en puissance de leur engagement de façade, elles se laissaient généralement approcher par un fin stratège qui pour les séduire caressait leur extrémisme dans le sens du poil. Puis suite à des mois de fornication laborieuse destinée à préparer le terrain, elles commençaient à rétrograder l’importance qu’elles accordaient il y a peu à leurs premiers émois pour une cause pour la substituer par la prépondérance qu’elles octroyaient à la cause de leurs premier émois. Et quand, en toute logique, un marmot vagissant surgissait d’entre leurs cuisses, la plupart d’entre elles cassaient net et coupaient avec celui du bébé le cordon qui les reliait à leurs anciennes convictions. Barnum aurait toutefois reconnu que quelques-unes, galvanisées par l’enfantement et le fantasme d’un avenir radieux pour leurs descendances, avait l’énergie décuplée par l’épreuve et la force nécessaire pour, soit pousser la bête mâle dans ses derniers retranchements et exiger d’elle qu’il prenne faits et armes pour la lutte dans laquelle elles étaient engagées, soit d’une chiquenaude l’envoyer paître dans des pâturages où les vaches étaient plus malléables et plus tendres.
Zala appartenait à cette dernière catégorie. Elle avait réussi à mener de front sa carrière d’avocate, « ses mains travaillaient (et son cerveau) pour la justice »[1], tout en élevant sa fille comme n’importe quelle mère célibataire sans que pour autant ne s’atténue sa rage de modifier l’ordonnancement de la société dans laquelle elle survivait. C’était donc dans cet ordre des choses que Barnum l’avait rencontré à une manifestation où « au coude à coude dans la rue, ils étaient beaucoup plus que deux »[2], comme il se complaisait à le répéter, des années plus tard, en instillant dans le regard qu’il portait sur son passé une nostalgie calculée dont il refusait de révéler la dose exacte à Lotte, malgré ses incessantes suppliques. Mesurer la nostalgie aurait été selon lui un art plus que singulier par conséquent non reproductible. Lorsque Lotte aurait trouvé le dosage qui convenait à son existence, il pourrait regarder en arrière comme on regarde un terreau, c’est-à-dire avec la conscience que sans cela rien n’eut été possible. Aujourd’hui, il n’en était pas encore là vu qu’il passait le plus clair de son temps à essayer de faire enfiler les événements fondateurs de son existence par des sentiments incorrects ou pas ajustés. Du coup, il dénaturait son passé dès qu’il ouvrait la bouche pour en parler.
Quant à Zala, elle aurait été pour lui le point de départ d’une relation passionnée au cours de laquelle il s’incarna en un authentique défendeur des opprimés tels qu’il les concevait, c’est-à-dire prostrés dans des petits villages pratiquement hors carte à se gratter les testicules en suant  gras devant le treillis de l’exploitation agricole contre laquelle ils s’insurgeaient tout en croisant secrètement les doigts pour conserver leur emploi.
À l’exception de Zala, à ce stade, les autres femmes de sa trempe avaient pour la plupart été rattrapées par la culture et avaient rejoint leur foyer pour y laper leur progéniture pendant que les virils époux se défoulaient dans les claques sis en périphérie de la ville. Jamais rassasiée, Zala n’était pas du genre qui renonce ou qu’on abandonne sur une aire d’autoroute. Subséquemment au lâchage de Barnum qui la remplaçait par une jeunette virtuelle aux droits civiques bafoués qu’il avait connu sur Internet, elle s’était replongée corps et âme dans son métier de défenderesse et avait opté pour se consacrer exclusivement à une clientèle de femmes esseulées ou qui subissaient des violences conjugales, des viols maritaux ou d’autres dérives générées par le caractère prépotent des mâles du cru. Ses gains en auraient été dupliqués d’autant car c’était un public qui augmentait chaque jour et elle accusa rapidement le coup en grossissant outre mesure et en se transformant en une espèce de rotonde sur pieds au faciès barré d’un trait d’amertume. Elle devint méconnaissable au point de perdre une dizaine de centimètres et changer d’identité. Si ses mains et son cerveau travaillaient encore pour la justice, en revanche il ne s’agissait plus de la même justice.



(2015)



[1]
                        [1] Mario Benedetti
[2]
                        [2] Idem

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